15

 

 

La Première repartit en tenant haut sa lampe et pour la première fois ils aperçurent le plafond. Lorsqu’ils approchèrent du bout de la galerie, ils pénétrèrent dans une zone où la grotte était si basse que la tête de Jondalar effleurait la voûte. La surface en était presque plane, et de couleur très claire, mais surtout couverte de dessins d’animaux aux contours noirs. Il y avait des mammouths, bien sûr, certains très détaillés, avec les longs poils de leur fourrure et leurs défenses, d’autres représentés par la seule forme caractéristique de leur dos. Il y avait plusieurs chevaux, dont un grand étalon qui dominait son espace, de nombreux bisons, des chèvres et des antilocapres, ainsi que deux rhinocéros. On ne décelait aucun ordre de taille ou de direction, et beaucoup étaient dessinés par-dessus d’autres, comme s’ils tombaient du plafond au hasard.

Ayla et Jondalar allaient et venaient en s’efforçant de tout voir et d’en dégager un sens. Elle leva un bras, toucha le plafond. La surface rugueuse et uniforme de la roche fit picoter ses doigts. Elle renversa la tête en arrière et tenta de saisir d’un coup tous les dessins, comme une femme du Clan apprend à le faire de toutes les données d’une situation, puis elle ferma les yeux. Quand elle promena la main sur la voûte, la roche parut disparaître et elle ne sentit plus qu’un vide. Dans sa tête se forma l’image d’animaux réels venant de loin, venant du Monde des Esprits situé derrière le plafond et tombant sur la terre. Les plus grands, les plus détaillés étaient presque parvenus là où elle se trouvait ; les plus petits, simplement esquissés, étaient encore en route.

Elle rouvrit les yeux, sentit sa tête tourner et baissa le regard vers le sol humide.

— C’est saisissant, murmura Jondalar.

— Certes, dit Zelandoni.

— Je ne connaissais pas l’existence de cette galerie, reprit-il. Personne n’en parle.

— Seuls les membres de la Zelandonia y viennent, je crois. Nous craignons que les jeunes ne s’égarent en la cherchant. Vous savez que les enfants adorent explorer les grottes. Comme vous l’avez remarqué, on pourrait facilement se perdre dans celle-ci, mais des enfants y sont venus. Là où nous sommes passés, à droite, près de l’entrée, il y a des marques de doigts laissées par des enfants et quelqu’un en a soulevé au moins un pour qu’il laisse sur le plafond l’empreinte de sa main.

— Nous continuons ? demanda Jondalar.

— Non, nous faisons demi-tour, maintenant, répondit la Première. Mais nous pouvons nous reposer un moment ici et en profiter pour remplir nos lampes. Nous avons un long chemin à faire.

Ayla donna le sein à son bébé pendant que Jondalar et Zelandoni remettaient de la graisse dans les lampes. Après un dernier regard au plafond, ils entamèrent le retour. Ayla chercha à repérer au passage les animaux qu’ils avaient vus gravés ou peints à l’aller, mais la doniate ne chantait plus constamment et elle-même n’imitait plus de chants d’oiseaux et elle dut en manquer quelques-uns.

Parvenus à l’endroit où la galerie principale se divisait, ils poursuivirent en direction du sud. Ils marchèrent un long moment, leur sembla-t-il, avant de retrouver l’endroit où ils s’étaient arrêtés pour manger et où ils avaient tourné pour voir les deux mammouths face à face.

— Vous voulez faire halte ici ou prendre d’abord le brusque tournant ? demanda la doniate.

— Je préfère tourner d’abord, répondit Jondalar. Mais si tu es fatiguée, nous pouvons nous arrêter. Qu’en penses-tu, Ayla ?

— Cela m’est égal. C’est comme tu voudras, Zelandoni.

— Je me sens fatiguée mais j’aime mieux passer d’abord le trou avant de m’arrêter. Ce serait plus difficile pour moi en repartant les jambes froides.

Ayla avait remarqué que Loup restait plus près d’eux et qu’il haletait un peu. Même lui commençait à se fatiguer et Jonayla s’agitait dans sa couverture. Elle avait sans doute suffisamment dormi mais l’obscurité permanente la déroutait. Ayla la fit passer de son dos sur sa hanche puis devant elle, pour lui donner un moment le sein, et de nouveau sur sa hanche. Sa besace lui pesait, elle aurait voulu la changer d’épaule mais elle aurait dû changer aussi tout le reste et cela aurait été difficile en marchant.

Ils franchirent l’entonnoir avec précaution, surtout après qu’Ayla et Zelandoni eurent toutes deux glissé sur l’argile humide. Après ce passage délicat, ils parvinrent sans trop d’efforts à la galerie qui partait vers leur droite à l’aller et se trouvait maintenant à gauche. La Première s’arrêta.

— Si vous vous rappelez, je vous ai dit en venant qu’il y a dans cette galerie un lieu sacré intéressant. Vous pouvez aller le voir si vous voulez. Je vous attendrai ici en me reposant. Ayla le trouvera avec ses chants d’oiseaux, j’en suis sûre.

— Je n’en ai pas trop envie, répondit Ayla. Nous avons tellement vu de choses aujourd’hui que je ne suis plus capable d’en apprécier d’autres. Tu as dit que tu ne reviendrais sûrement pas dans cette grotte, mais comme tu l’as visitée plusieurs fois auparavant, j’y retournerai sans doute, d’autant qu’elle est proche de la Neuvième Caverne. Je préfère voir cette galerie avec un œil neuf, lorsque je serai moins fatiguée.

— Sage décision, approuva la doniate. Sachez seulement que c’est encore un plafond mais, sur celui-là, les mammouths sont peints en rouge. Pour le moment, il faut manger quelque chose et j’ai besoin de lâcher mon eau.

Avec un soupir de satisfaction, Jondalar défit son sac à dos et se trouva un coin sombre. Il avait régulièrement bu à sa petite outre toute la journée et avait lui aussi envie de se soulager. Il aurait suivi les femmes dans la dernière galerie si elles avaient décidé d’y aller, pensa-t-il en entendant le bruit de son jet sur la pierre, mais il avait son content de merveilles pour le moment et il était las de marcher. Il voulait seulement sortir de cette grotte et se passerait même de manger.

À son retour, un petit bol de soupe froide l’attendait, avec un peu de viande sur un os. Loup finissait les morceaux qu’on avait coupés pour lui.

— Nous pouvons mâcher la viande en marchant, proposa Ayla, mais gardez les os pour Loup. Il sera heureux de les ronger en se reposant près d’un feu.

— Nous aimerions tous être près d’un feu, en ce moment, marmonna Zelandoni. Quand les lampes auront brûlé toute leur graisse, nous utiliserons des torches pour le reste du chemin.

Elle en avait déjà préparé une pour chacun et Jondalar fut le premier à allumer la sienne lorsqu’ils passèrent devant l’autre galerie de gauche et le premier mammouth qu’ils avaient admiré.

— C’est là qu’il faut tourner pour voir les empreintes de doigts d’enfant, rappela Zelandoni. Il y a beaucoup d’autres choses intéressantes sur les parois et le plafond de cette galerie. Personne ne sait ce qu’elles signifient, même si on a avancé de nombreuses explications.

Peu après, Ayla et la Première allumèrent aussi leurs torches. À la bifurcation, ils prirent à droite et Ayla crut entrevoir une lueur devant elle. Lorsque la galerie s’incurva davantage sur la droite, elle en fut sûre mais ce n’était pas une lumière vive, et quand ils sortirent enfin de la grotte, ils découvrirent que le soleil se couchait. Ils avaient passé toute la journée dans l’immense caverne.

Jondalar empila du bois dans la fosse du camp et l’alluma avec sa torche. Ayla laissa tomber son sac sur le sol et siffla les chevaux. Entendant un hennissement lointain, elle fit un pas dans cette direction.

— Laisse-moi le bébé, lui suggéra Zelandoni. Tu le portes depuis ce matin, vous avez tous deux besoin d’un peu de changement.

Ayla étendit la couverture sur l’herbe, posa Jonayla dessus. L’enfant agita joyeusement les jambes tandis que sa mère sifflait de nouveau et courait vers les chevaux. Elle s’inquiétait toujours quand elle était restée séparée d’eux quelque temps.

 

 

Ils dormirent tard le lendemain puisque rien ne les pressait mais, en milieu de matinée, ils commencèrent à éprouver l’envie de repartir. Jondalar et Zelandoni discutèrent du meilleur chemin pour se rendre à la Cinquième Caverne.

— Elle est à l’est, à deux jours d’ici, trois si nous prenons notre temps. Il nous suffit de suivre cette direction pour y arriver, je pense, dit Jondalar.

— C’est vrai, mais nous sommes aussi un peu au nord, fit remarquer la Première, et si nous nous dirigeons plein est, nous devrons traverser la Rivière du Nord et la Rivière.

À l’aide d’un bâton, elle traça des lignes sur un emplacement où le sol était dénudé.

— Si nous allons vers l’est et un peu vers le sud, nous arriverons à Camp d’Été de la Vingt-Neuvième Caverne avant le coucher du soleil et nous y passerons la nuit. La Rivière du Nord se jette dans la Rivière près de Face Sud de la Vingt-Neuvième. Nous pouvons franchir la Rivière au gué situé entre Camp d’Été et Face Sud et n’avoir ainsi qu’une traversée à faire. À cet endroit, la Rivière est plus large mais peu profonde. Nous pousserons ensuite jusqu’au Rocher aux Reflets et à la Cinquième Caverne, comme nous l’avons fait l’année dernière.

Pendant que Jondalar considérait l’itinéraire figuré sur le sol, la Première ajouta ce commentaire :

— La piste est bien indiquée sur les arbres, d’ici à Camp d’Été, et un sentier mène ensuite à la Cinquième.

Jondalar se rendit compte qu’il avait pensé couvrir le chemin comme Ayla et lui l’avaient fait pendant leur Voyage. À cheval, avec le bateau rond attaché au bout des perches pour maintenir leurs affaires hors de l’eau, ils n’avaient pas eu à se soucier beaucoup de traverser les rivières, à l’exception des plus profondes. Mais avec la Première assise derrière Whinney, le travois ne flotterait pas, et pas davantage celui de Rapide, qui supportait leurs affaires.

— Tu as raison, Zelandoni, reconnut-il. Ce n’est peut-être pas aussi direct, mais par ton chemin ce sera plus facile, et nous arriverons aussi rapidement, sinon plus.

Les marques de piste ne furent pas aussi simples à suivre que dans le souvenir de la Première. Apparemment, les voyageurs n’avaient pas été nombreux à prendre cette direction ces derniers temps mais ils avaient quand même renouvelé certaines des marques en chemin afin de faciliter la tâche à ceux qui viendraient après eux. Le soleil se couchait quand ils rejoignirent Camp d’Été, aussi connu sous le nom de Partie Ouest de la Vingt-Neuvième Caverne, elle-même parfois appelée les Trois Rochers.

Ses membres avaient conclu un accord complexe et intéressant. Ils formaient autrefois trois Cavernes distinctes vivant dans trois abris de pierre différents qui donnaient sur une même prairie grasse. Le Rocher aux Reflets était exposé au nord, ce qui aurait constitué un gros désavantage s’il n’avait offert d’importantes compensations. C’était une immense falaise de huit cents mètres de long, quatre-vingt-dix de haut, avec des abris sur cinq niveaux, autant de remarquables postes d’observation sur les environs et les animaux qui les traversaient dans leur migration. C’était en outre un site magnifique, que la plupart des gens trouvaient admirable.

Face Sud était exactement ce que son nom laissait supposer : un abri orienté au sud, recevant hiver comme été un maximum de soleil. Ses deux niveaux étaient assez élevés pour offrir une bonne vue sur la plaine. Enfin, Camp d’Été, situé à l’extrémité ouest de cette plaine, bénéficiait entre autres choses d’une abondance de noisettes qu’un grand nombre de membres d’autres Cavernes venaient cueillir à la fin de l’été. Il était aussi le plus proche d’une petite grotte sacrée qu’on appelait simplement la Profonde de la Forêt.

Comme les trois Cavernes utilisaient essentiellement les mêmes zones pour chasser ou se rassembler, les rancunes conduisaient fréquemment à des combats. La région pouvait nourrir les trois groupes car elle était non seulement riche en elle-même mais se trouvait aussi sur une route migratoire importante. Il arrivait toutefois souvent que deux groupes de chasseurs de Cavernes différentes poursuivent au même moment le même gibier. Ils se gênaient mutuellement et finissaient par rentrer bredouilles l’un et l’autre. Lorsque trois groupes chassaient en même temps, c’était encore pire. Toutes les Cavernes proches se retrouvèrent impliquées d’une manière ou d’une autre dans les désaccords et finalement, sur l’insistance de tous leurs voisins et après de laborieuses négociations, les trois Cavernes décidèrent de s’unir pour n’en former plus qu’une seule, répartie sur trois lieux, et dont les membres exploiteraient ensemble les ressources de leur plaine. S’il survenait encore parfois quelques différends, l’accord conclu donnait pour l’essentiel satisfaction.

Comme les Réunions d’Été n’étaient pas terminées, il y avait peu de monde à la Partie Ouest de la Vingt-Neuvième Caverne. La plupart de ceux qui y étaient restés étaient des vieux ou des malades, des infirmes incapables de faire le voyage, plus quelques personnes chargées de prendre soin d’eux. Dans de rares cas, quelqu’un se livrant à une tâche qu’on ne pouvait pas interrompre, ou qui ne pouvait être remplie qu’en été, demeurait également. Ceux qui étaient restés à Partie Ouest accueillirent chaleureusement les voyageurs. Ils recevaient rarement des visiteurs aussi tôt dans la saison et comme ceux-ci venaient de la Réunion d’Été, ils apportaient peut-être des nouvelles. De plus, ces visiteurs faisaient en eux-mêmes sensation partout où ils allaient : Jondalar, le voyageur de retour, sa femme étrangère avec son bébé, le loup et les chevaux, et la Première parmi Ceux Qui Servaient la Grande Terre Mère. Mais c’était aussi, en particulier pour les malades, à cause de ce qu’Ayla et la Première étaient en plus : des femmes-médecine, dont une au moins était reconnue comme l’une des meilleures de leur peuple.

La Neuvième Caverne avait toujours entretenu d’excellentes relations avec ceux des Trois Rochers qui vivaient à Camp d’Été. Jondalar se souvenait qu’enfant il s’y rendait pour participer à la cueillette des noisettes, très abondantes dans les environs. Quiconque était invité à apporter son aide recevait une part de la cueillette, et Camp d’Été invitait toujours les deux autres Cavernes des Trois Rochers et la Neuvième.

Une jeune femme aux cheveux blond clair et au teint pâle sortit d’une habitation de l’abri et les découvrit avec étonnement.

— Qu’est-ce que vous faites ici ? leur lança-t-elle.

Elle se reprit aussitôt :

— Pardonnez-moi, je ne voulais pas être aussi grossière. Je suis surprise de vous voir, je n’attendais personne.

Ayla remarqua ses traits tirés, les cernes sombres autour de ses yeux. La Première savait que cette jeune femme était l’acolyte de la Zelandoni de la Partie Ouest de la Vingt-Neuvième Caverne.

— Ne t’excuse pas, ta surprise est naturelle, dit la Première. J’emmène Ayla faire son Périple de Doniate. Je vais vous présenter.

Elle s’acquitta rapidement de présentations abrégées et ajouta :

— Pourquoi un acolyte comme toi est-il resté ici ? Quelqu’un est très malade ?

— Pas plus que d’autres proches du Monde d’Après, mais c’est ma mère, répondit la jeune femme.

La Première eut un hochement de tête compréhensif.

— Si tu veux, nous pouvons l’examiner.

— Je vous en serais reconnaissante, je n’osais pas vous le demander. Ma Zelandoni l’a soignée tant qu’elle était là et elle m’a aussi laissé des instructions, mais l’état de ma mère s’est aggravé et je n’arrive pas à la soulager.

Ayla se rappela avoir rencontré la Zelandoni de Camp d’Été l’année précédente. Comme chaque Caverne des Trois Rochers avait son propre Zelandoni, on avait estimé que si les trois doniates bénéficiaient chacun d’une voix aux réunions de la Zelandonia la Vingt-Neuvième Caverne aurait une influence trop forte. On avait donc choisi une quatrième doniate pour représenter tout le groupe mais elle jouait surtout un rôle de médiatrice, non seulement entre les trois autres Zelandonia, mais aussi entre les trois chefs, ce qui exigeait beaucoup de tact et de temps. Ayla se souvint que la Zelandoni de Camp d’Été était une femme mûre, presque aussi grosse que la Première mais courtaude, et qu’elle semblait chaleureuse, maternelle. Elle portait le titre de Zelandoni Complémentaire de la Partie Ouest de la Vingt-Neuvième Caverne, bien qu’elle fût une Zelandoni à part entière, jouissant intégralement du respect et du statut de cette position.

La jeune femme parut soulagée d’avoir quelqu’un d’autre pour s’occuper de sa mère, surtout une doniate d’un tel savoir et d’une telle réputation, mais, voyant que Jondalar commençait à décharger les ballots du travois et que le bébé qu’Ayla portait sur son dos commençait à geindre, elle suggéra :

— Installez-vous d’abord.

Les visiteurs saluèrent toutes les personnes présentes, étendirent leurs fourrures de couchage, menèrent les chevaux à un coin d’herbe fraîche et familiarisèrent Loup avec ces inconnus, ou plutôt les familiarisèrent avec lui. Puis la Première et Ayla rejoignirent le jeune acolyte.

— De quel mal souffre ta mère ? demanda la doniate.

— Je ne sais pas au juste. Elle se plaint de douleurs ou de crampes d’estomac et elle a perdu l’appétit. Elle maigrit, je m’en aperçois, et maintenant, elle ne veut même plus se lever. Je suis très inquiète.

— C’est compréhensible. Ayla, veux-tu venir l’examiner avec moi ?

— Oui, laisse-moi juste demander à Jondalar de garder Jonayla. Je viens de lui donner le sein, il ne devrait pas y avoir de problème.

Elle porta l’enfant à son compagnon, qui conversait avec un homme plus âgé qui ne semblait ni malade ni affaibli. Ayla présuma qu’il était là pour veiller sur quelqu’un, comme le jeune acolyte. Jondalar fut ravi de s’occuper de Jonayla et lui sourit en lui tendant les bras. La petite lui rendit son sourire, elle aimait être avec lui.

Ayla retourna auprès des deux femmes qui l’attendaient et les suivit jusqu’à une habitation semblable à celles de la Neuvième Caverne mais beaucoup moins grande. Apparemment, elle n’abritait que la femme qui en occupait l’endroit à dormir. Il n’y avait que peu d’espace autour du lit et une zone à cuire exiguë. À elle seule, la Première semblait l’emplir, laissant très peu de place à ses deux cadettes.

— Mère… Mère ! dit le jeune acolyte. Des visiteurs souhaitent te voir.

La femme allongée gémit, ouvrit les yeux puis les écarquilla lorsqu’elle découvrit la masse de la Première.

— Shevola ? murmura-t-elle d’une voix frêle.

— Je suis là, mère, répondit l’acolyte.

— Pourquoi la Première est-elle ici ? Tu l’as envoyé chercher ?

— Non. Elle passait, elle s’est arrêtée pour rendre visite à la Caverne, et elle en profite pour te voir. Ayla est là, aussi.

— Ayla ? N’est-ce pas la compagne étrangère de Jondalar, la femme aux animaux ?

— Si, mère. Elle les a amenés. Si tu as la force de te lever, tu pourras aller les voir.

— Quel est le nom de ta mère, Acolyte de la Partie Ouest de la Vingt-Neuvième ? demanda la doniate.

— Vashona de Camp d’Été, Partie Ouest de la Vingt-Neuvième Caverne, commença à réciter Shevola. Elle est née au Rocher aux Reflets avant que les Trois Rochers s’unissent.

Elle se rendit compte avec un léger embarras qu’elle n’avait pas besoin de fournir autant d’explications puisqu’il ne s’agissait pas de présentations rituelles.

— Vois-tu un inconvénient à ce qu’Ayla t’examine, Vashona ? s’enquit la Première. C’est une guérisseuse expérimentée. Nous ne pourrons peut-être pas t’aider mais nous aimerions essayer.

— Non, aucun, répondit la malade à voix basse et, sembla-t-il, avec une certaine hésitation.

Ayla fut un peu étonnée que la Première veuille qu’elle examine la malade puis elle s’aperçut que l’espace était si confiné dans l’habitation que la doniate obèse aurait éprouvé quelques difficultés à s’approcher du lit. Ayla s’agenouilla au chevet de Vashona et lui demanda :

— Ressens-tu des douleurs en ce moment ?

Shevola et sa mère remarquèrent toutes deux la façon étrange dont elle parlait, son accent exotique.

— Oui.

— Montre-moi où.

— C’est difficile à dire. À l’intérieur.

— En haut ou en bas ?

— Partout.

— Je peux toucher ?

La femme regarda sa fille, qui regarda Zelandoni.

— Elle doit l’examiner, insista la Première.

Vashona accepta d’un hochement de tête ; Ayla rabattit la couverture et ouvrit le vêtement, découvrant l’estomac. Elle remarqua immédiatement que la femme était ballonnée. Elle appuya sur l’estomac en commençant par le haut, descendit. Vashona grimaça mais ne cria pas. Ayla lui tâta le front, passa un doigt derrière ses oreilles, se pencha pour flairer son haleine, s’assit sur ses talons, l’air pensive.

— Éprouves-tu une vive douleur à la poitrine, en particulier après avoir mangé ?

— Oui, répondit la malade avec un regard interrogateur.

— L’air sort-il bruyamment de ta gorge, comme lorsqu’un bébé rote ?

— Oui, mais beaucoup de gens rotent.

— C’est vrai, convint Ayla. Craches-tu aussi du sang ?

— Quelquefois.

— As-tu vu du sang ou une masse sombre et collante dans tes crottes ?

— Oui, ces derniers temps, répondit Vashona dans un murmure. Comment le sais-tu ?

— Elle le sait parce qu’elle t’a examinée, intervint la Première.

— Qu’as-tu fait pour calmer tes douleurs ?

— Comme tout le monde : j’ai bu de la tisane d’écorce de bouleau.

— Et aussi beaucoup de menthe ?

Vashona et sa fille acolyte regardèrent l’étrangère avec étonnement.

— C’est sa boisson préférée, expliqua Shevola.

— Il vaudrait mieux de la racine de réglisse ou de l’anis. Et plus d’écorce de bouleau pour le moment, recommanda Ayla. Certains pensent que puisque tout le monde en prend cela ne peut pas faire de mal. Or, en boire trop peut être mauvais. C’est un remède mais il n’est pas bon pour tout et il ne faut pas l’utiliser trop souvent.

— Peux-tu aider ma mère ? demanda l’acolyte.

— Oui. Je crois savoir ce qui ne va pas. C’est sérieux, mais il existe des médecines qui peuvent la guérir. Je dois cependant vous prévenir qu’il peut s’agir d’un mal plus grave très difficile à traiter, même si nous pouvons au moins la soulager de sa douleur.

Zelandoni inclina légèrement la tête avec une expression entendue.

— Que suggères-tu comme traitement ? demanda-t-elle.

Ayla réfléchit puis répondit :

— De l’anis ou de la racine de réglisse pour calmer l’estomac, j’en ai dans mon sac à remèdes. Et de l’iris séché pour prévenir les crampes. Il pousse dans les environs des pissenlits qui purifieront son sang et aideront ses entrailles à mieux travailler. J’ai des gratterons qui peuvent débarrasser son corps d’un reste d’excréments, et une décoction des aspérules que j’ai cueillies sera bonne pour son estomac et l’aidera à se sentir mieux. En plus, cela a bon goût. Je trouverai peut-être encore de ces radicelles de benoîte que j’ai utilisées comme assaisonnement l’autre soir. Elles sont excellentes pour les maux d’estomac. Mais il me faudrait surtout de la chélidoine. C’est un bon traitement pour l’un ou l’autre des problèmes possibles, en particulier le plus grave.

Shevola regardait Ayla avec admiration. La Première savait qu’elle n’était pas Premier Acolyte de la Zelandoni de Camp d’Été et qu’elle avait encore beaucoup à apprendre. Ayla pouvait encore la surprendre par la profondeur de son savoir. Elle se tourna vers Shevola.

— Tu peux peut-être aider Ayla à préparer les remèdes pour ta mère. Ce sera une façon d’apprendre à le faire quand nous serons partis.

— Oh oui, j’aimerais tant aider, répondit l’acolyte.

Regardant Vashona avec tendresse, elle ajouta :

— Je crois que tu te sentiras beaucoup mieux avec cette médecine, mère.

 

 

Ayla voyait le feu projeter des étincelles dans la nuit comme s’il tentait d’atteindre celles qui scintillaient dans le ciel. Il faisait sombre, la lune était jeune et s’était déjà couchée. Aucun nuage ne masquait l’éblouissant foisonnement d’étoiles, si dense qu’elles semblaient reliées par un écheveau de lumière.

Jonayla dormait dans les bras de sa mère. Elle avait fini de téter depuis quelque temps déjà mais Ayla prenait plaisir à la garder contre elle et se détendait près du feu. Jondalar était assis à côté d’elle, un peu en retrait, et elle s’appuyait contre sa poitrine et le bras qu’il avait passé autour d’elle. La journée avait été longue, Ayla se sentait fatiguée. Neuf membres de la Caverne seulement ne s’étaient pas rendus à la Réunion d’Été, six qui étaient malades ou affaiblis – Ayla et Zelandoni les avaient tous examinés –, trois qui étaient restés pour s’occuper d’eux. Plusieurs de ceux qui n’avaient pas eu la force de faire le voyage se sentaient néanmoins assez vaillants pour participer aux corvées telle l’élaboration des repas. L’homme mûr avec qui Jondalar s’était entretenu à leur arrivée était parti chasser et avait abattu un cerf, ce qui avait permis aux autres d’offrir à leurs invités un festin de venaison.

 

 

Le lendemain matin, la Première prit Ayla à part pour lui annoncer que ce serait le jeune acolyte qui lui montrerait la grotte sacrée de Camp d’Été.

— Elle n’est pas grande mais très difficile, précisa-t-elle. Tu devras peut-être ramper à certains endroits, alors mets des vêtements pour ça. Je l’ai visitée quand j’étais jeune et je ne crois pas que j’en serais capable maintenant. Vous vous débrouillerez très bien toutes les deux, j’en suis sûre. Vous êtes de robustes jeunes femmes, ça ne devrait pas vous prendre longtemps mais je te conseille, vu la difficulté de cette grotte, de laisser ton bébé ici.

Après une pause, elle ajouta :

— Je le garderai, si tu veux.

Ayla crut déceler un manque de conviction dans la voix de la Première. S’occuper d’un bébé pouvait être fatigant et la Première avait peut-être d’autres projets.

— Je peux demander à Jondalar de le faire. Il aime être avec Jonayla.

 

 

Les deux femmes se mirent en route, Shevola ouvrant la marche.

— Dois-je t’appeler par ton titre, complet ou abrégé, ou par ton nom ? demanda Ayla après qu’elles eurent parcouru une courte distance. Cela varie selon les acolytes.

— Comment les gens t’appellent-ils, toi ?

— Ayla. Je sais que je suis l’acolyte de la Première mais j’ai encore du mal à me penser comme ça et tout le monde m’appelle Ayla. Je préfère. Mon nom est la seule chose qui me reste de ma vraie mère, de mon peuple d’origine. Je ne sais même pas qui ils étaient. Je n’ignore pas que l’on attend de nous que nous renoncions à nos noms personnels et j’espère que je serai prête à le faire le moment venu, mais je ne le suis pas encore.

— Certains acolytes sont heureux de changer de nom, d’autres aimeraient mieux ne pas le faire. Finalement, tout s’arrange. Je crois que j’aimerais que tu m’appelles Shevola. C’est plus amical qu’Acolyte.

— Alors, appelle-moi Ayla.

Elles empruntèrent une piste qui traversait une gorge étroite couverte d’arbres et de broussailles, flanquée de deux hautes falaises dont l’une accueillait l’abri de pierre du groupe. Loup surgit tout à coup et effraya Shevola, qui n’avait pas l’habitude. Ayla prit la tête de l’animal entre ses mains, ébouriffa sa crinière en riant.

— Alors, tu n’as pas voulu rester, dit-elle, ravie de le voir.

Elle se tourna vers l’acolyte.

— Il me suivait toujours partout où j’allais, jusqu’à la naissance de Jonayla. Depuis, il est tiraillé quand je suis à un endroit et elle à un autre. Il veut nous protéger toutes les deux et n’arrive pas toujours à prendre une décision. Cette fois, je lui avais laissé le choix. Il a dû estimer que Jondalar serait capable de protéger Jonayla et il est parti à ma recherche.

— Le pouvoir que tu as sur ces animaux est stupéfiant : ils vont où tu leur dis d’aller, ils font ce que tu veux. On finit par ne plus s’en étonner mais cela reste difficile à croire. Tu les as toujours eus ?

— Non. Whinney a été la première, sauf si on compte le lapin que j’ai trouvé quand j’étais petite fille. Il était blessé – il avait dû échapper à un prédateur – et il n’a pas pu, ou pas voulu, s’enfuir lorsque je l’ai soulevé. Je l’ai apporté à Iza, la guérisseuse. Elle m’a dit qu’elle s’occupait des gens, pas des animaux, mais elle l’a soigné quand même. Peut-être pour voir si elle en était capable. Je suppose que l’idée que les gens peuvent aider les animaux avait dû rester en moi quand j’ai vu la petite pouliche. Je ne m’étais pas rendu compte que l’animal tombé dans mon piège était une jument allaitante et je ne sais pas pourquoi j’ai tué les hyènes qui harcelaient sa pouliche, si ce n’est que je déteste les hyènes. Mais après l’avoir sauvée j’ai senti que j’étais responsable d’elle, que je devais essayer de l’élever. Je suis heureuse de l’avoir fait. Elle est devenue mon amie.

Shevola était fascinée par l’histoire qu’Ayla racontait avec détachement, comme s’il s’agissait d’événements ordinaires.

— Tu as quand même un pouvoir sur ces bêtes, fit-elle observer.

— Je ne sais pas si le mot convient. Pour Whinney, j’étais comme sa mère. Je prenais soin d’elle, je la nourrissais. Nous avons fini par nous comprendre. Si tu trouves un animal très jeune et que tu l’élèves, tu peux lui apprendre à bien se conduire, comme une mère le fait avec son enfant.

— Et pour Loup ?

— J’avais tendu des pièges à hermines et quand je suis allée les relever avec mon amie Deegie, je me suis rendu compte qu’un animal me dérobait mes prises. Avec ma fronde, j’ai tué le loup qui en dévorait une, mais c’était une femelle allaitante. Je ne m’y attendais pas. Il était tard dans la saison pour qu’une louve ait encore des jeunes à la mamelle. J’ai remonté sa piste jusqu’à son repaire. C’était une louve solitaire, elle n’avait pas de meute pour l’aider et il avait dû arriver quelque chose à son compagnon. C’était pour ça qu’elle pillait mes pièges. Il ne restait qu’un louveteau vivant, que j’ai ramené. Nous vivions alors chez les Mamutoï et il fut élevé avec les enfants du Camp du Lion. Il n’a jamais vécu avec des loups, il pense que les humains sont sa meute.

— Tous les humains ?

— Non, pas tous, quoiqu’il se soit habitué à en côtoyer un grand nombre. Jondalar et moi, et Jonayla aussi, maintenant – les loups adorent leurs petits –, constituons le noyau de sa meute mais il y inclut aussi Marthona, Willamar et Folara, Joharran, Proleva et leurs enfants. Il admet comme des sortes de membres temporaires de sa meute des gens dont je lui fais renifler l’odeur, que je lui présente comme des amis. Tous les autres, il les ignore tant qu’ils ne font aucun mal à ceux dont il se sent proche.

— Et si quelqu’un essaie de leur nuire ?

— Pendant notre Voyage, Jondalar et moi sommes tombés sur une femme mauvaise, qui prenait plaisir à faire mal aux gens. Elle a tenté de me tuer mais Loup l’a égorgée avant.

Shevola fut parcourue d’un frisson délicieux, comme lorsqu’elle écoutait un bon conteur narrer une histoire effrayante. Elle ne doutait pas un instant que cette histoire fût vraie, elle ne croyait pas l’acolyte de la Première capable d’inventer de telles choses.

En suivant la piste qui sinuait dans la gorge, elles arrivèrent à une bifurcation dont la branche de droite menait à une faille dans la falaise : l’entrée de la grotte. Après une montée assez raide, elles découvrirent en y parvenant qu’un gros bloc de pierre la barrait partiellement en laissant une ouverture de chaque côté. La partie gauche était étroite mais permettait quand même de passer, la partie droite était plus large et jonchée de traces indiquant que d’autres l’avaient empruntée avant elles : un vieux coussin éventré perdant son rembourrage d’herbe, des éclats de pierres provenant de la fabrication d’outils, des os qu’on avait rongés avant de les jeter au pied de la falaise. Les deux femmes pénétrèrent dans la grotte et firent quelques pas. Loup suivit. Shevola défit son sac à dos, l’appuya à un rocher.

— Quand nous avancerons encore un peu, il fera trop sombre pour qu’on y voie, prévint-elle. Il faut allumer nos torches. Nous pouvons laisser nos sacs ici mais nous devons d’abord boire un peu d’eau.

Elle plongea une main dans son sac mais Ayla avait déjà sorti du sien ce qu’il fallait pour allumer un feu ainsi qu’une sorte d’ébauche de minuscule panier fait de bandes d’écorces séchées non tressées. Elle fourra à l’intérieur le duvet d’épi de jonc qui lui servait d’amadou puis prit un morceau de pyrite de fer présentant une rainure à force d’avoir été utilisé, ainsi qu’un éclat de silex que Jondalar avait taillé. En frappant la pyrite avec le silex, Ayla fit naître une étincelle qui retomba sur le duvet inflammable. Il s’en éleva un filet de fumée. Elle prit le panier, souffla sur la petite braise qui se transforma en flammèche. Elle souffla de nouveau, posa le panier sur le rocher. Shevola avait déjà préparé deux torches qu’elle approcha du feu. Lorsqu’elles furent allumées, Ayla pressa les bandes d’écorce l’une contre l’autre pour les éteindre afin de pouvoir utiliser de nouveau ce qui en restait.

— Nous avons quelques pierres à feu mais je n’ai pas encore appris à m’en servir, avoua le jeune acolyte. Tu me montreras comment allumer un feu aussi vite ?

— Bien sûr. Cela ne demande qu’un peu de pratique. Maintenant, montre-moi cette caverne.

 

 

L’entrée de la grotte laissait pénétrer un peu de la lumière du jour, mais sans leurs torches les deux femmes n’auraient pas vu où elles posaient le pied et le sol était inégal, jonché de morceaux détachés de la voûte ou des parois. Elles avancèrent prudemment. Shevola se rapprocha de la paroi de gauche et la longea, fit halte à un endroit où la grotte se rétrécissait et se divisait en deux galeries. Celle de droite était large ; celle de gauche, étroite, semblait se terminer en cul-de-sac.

— La grotte est trompeuse, avertit Shevola. On est tenté de prendre la galerie de droite mais elle ne mène nulle part. Un peu plus loin, elle se divise de nouveau, les deux branches deviennent de plus en plus étroites et s’arrêtent. À gauche, après un passage étroit, la grotte s’élargit de nouveau.

La jeune femme leva sa torche pour éclairer des marques peu visibles sur la paroi de gauche.

— On les a faites pour indiquer à ceux qui en comprendront le sens que c’est le chemin qu’il faut prendre, dit-elle en tendant le bras.

— Tu veux parler de membres de la Zelandonia, je suppose.

— Oui, le plus souvent, mais des jeunes se risquent aussi parfois à explorer les grottes.

Shevola repartit, s’arrêta de nouveau au bout d’un moment.

— L’endroit est bon pour faire résonner la voix sacrée. Tu en as déjà une ?

— Je n’ai pas encore choisi, répondit Ayla. J’ai essayé des chants d’oiseaux, j’ai aussi rugi comme un lion. La Première chante, et dans la Grotte aux Mammouths, c’était d’une incroyable beauté. Que fais-tu, toi ?

— Je chante également, mais pas comme la Première. Écoute.

Shevola émit un son aigu, descendit de plusieurs octaves puis remonta jusqu’à la note initiale. La grotte renvoya un écho assourdi.

— Remarquable, la félicita Ayla avant de se mettre à siffler.

— Oh, c’est extraordinaire ! s’exclama Shevola. On aurait vraiment dit des oiseaux. Où as-tu appris à faire ça ?

— Après avoir quitté le Clan et avant de rencontrer Jondalar, j’ai vécu dans une lointaine vallée à l’est. Je donnais à manger aux oiseaux pour les attirer et je me suis mise à imiter leurs chants. Comme cela les faisait venir, j’ai continué.

Elles s’engagèrent dans l’étroite galerie, Shevola la première, suivie d’Ayla puis de Loup. Ayla ne tarda pas à se féliciter d’avoir suivi les conseils de Zelandoni en s’habillant spécialement pour la visite. Non seulement les parois de la grotte se rapprochèrent mais la voûte et le sol aussi, ne laissant qu’un espace exigu où elles pouvaient à peine se tenir debout. À certains endroits, elles durent se mettre à genoux pour avancer. Ayla laissa tomber sa torche mais réussit à la ramasser avant qu’elle s’éteigne.

Leur progression devint plus aisée quand la galerie s’élargit et qu’elles purent de nouveau se tenir droites. Il leur restait cependant d’autres difficultés à surmonter. À un endroit, la paroi de droite s’était écroulée en un éboulis pentu de terre et de cailloux, laissant à peine un passage plan où poser le pied. Des pierres roulaient vers les deux femmes qui marchaient au plus près de la paroi opposée.

Enfin, après un dernier rétrécissement de la grotte, Shevola s’arrêta, leva sa torche et se tourna vers la droite. L’argile humide et luisante qui recouvrait en partie la roche avait été transformée en moyen d’expression puisqu’on y avait gravé un signe : cinq lignes verticales et deux lignes horizontales, la première croisant les cinq autres, la seconde n’en barrant que la moitié. À côté, Ayla découvrit la gravure d’un renne.

Elle avait maintenant vu assez de peintures, de dessins et de gravures pour acquérir un sens personnel de ce qu’elle jugeait bon ou moins bien réalisé. Selon son opinion, ce renne n’était pas aussi réussi que d’autres qu’elle avait pu admirer, mais elle n’aurait jamais fait part de cette réserve à Shevola ni à quiconque d’autre. Elle la garderait pour elle. Il n’y avait pas si longtemps, la seule idée de dessiner sur la paroi d’une grotte une forme ressemblant à une bête lui paraissait incroyable. Elle n’avait jamais rien vu de tel. Une simple ébauche suggérant un corps d’animal était pour elle sidérant et puissamment évocateur.

— Sais-tu qui a gravé ce renne ? demanda-t-elle.

— On n’en dit rien dans les Légendes des Anciens, excepté des allusions générales qui peuvent concerner presque toutes les grottes, mais dans certaines des Histoires qu’on raconte sur notre Caverne, on suggère que ce pourrait être un ancêtre de Partie Ouest, peut-être un de ses fondateurs.

Elles reprirent leur marche et leur progression fut à peine plus facile. Le sol était accidenté, les parois se projetaient en saillies auxquelles il fallait prendre garde, mais finalement, au bout d’une dizaine de mètres dans le long espace exigu, Shevola s’arrêta de nouveau. À gauche s’ouvrait une salle ; à droite, une projection de la roche située près du plafond formait un panneau incliné de quarante-cinq degrés sur lequel étaient gravées plusieurs formes. C’était la principale composition de la grotte, neuf animaux représentés sur une surface d’environ soixante-quinze centimètres sur cent dix. Là encore, l’argile recouvrant la paroi avait servi de support.

Le premier animal sur la gauche était en partie gravé dans l’argile, en partie taillé dans la roche, probablement avec un burin de silex. Ayla remarqua une fine pellicule de calcite transparente sur la frise, indice de son ancienneté. Le panneau était coloré par un pigment naturel, du dioxyde de manganèse noir. La surface était d’une extrême fragilité : une petite partie du carbonate s’était écaillée, une autre semblait sur le point de se détacher du reste de la roche.

Le sujet central de la frise était un magnifique renne à la tête dressée dont les bois, l’œil unique, la ligne de la bouche et le naseau étaient soigneusement dessinés. Neuf trous en forme de coupe marquaient le flanc parallèlement à la ligne du dos. Derrière, tourné en sens contraire, un autre animal, partiellement dessiné, probablement un cerf, ou peut-être un cheval, présentait une autre ligne de trous gravés dans le corps. L’extrémité droite du panneau était occupée par un lion et un peu partout apparaissaient d’autres animaux, notamment un cheval et un chamois. Sous le menton de la figure centrale, l’artiste avait dessiné une tête de cheval en reprenant la ligne du cou du renne. Dans la partie inférieure du panneau, sous les principaux sujets, il avait gravé un autre cheval. En utilisant les mots à compter, Ayla parvint à un total de neuf bêtes, représentées en partie ou en entier.

— Inutile d’aller plus loin, déclara Shevola. Si nous continuons tout droit, la galerie s’arrête. Il y a un autre passage très étroit à gauche, mais il mène simplement à une autre petite salle. Nous devrions ressortir.

— Organisez-vous des cérémonies rituelles quand vous venez ici ? demanda Ayla.

Elle fit demi-tour et caressa Loup, qui attendait patiemment.

— Le rituel, c’était de graver ces images, répondit Shevola. Leur auteur, qui est venu dans cette grotte une ou plusieurs fois, accomplissait un Voyage rituel. C’était peut-être un doniate, ou un acolyte en passe d’en devenir un. J’imagine en tout cas qu’il éprouvait le besoin d’entrer en communication avec le Monde des Esprits, la Grande Terre Mère. Il y a quelques grottes sacrées destinées à accueillir des cérémonies rituelles mais celle-ci est, je crois, le résultat du Voyage d’une personne. Dans mon esprit, je m’efforce de saluer cette personne à ma manière quand je viens ici.

— Tu feras une très bonne Zelandoni, prédit Ayla. Tu montres déjà beaucoup de sagesse. Moi aussi je ressens le besoin de reconnaître ce lieu et celui qui a créé ces formes. Je crois que je vais suivre ton exemple en pensant à lui, et en adressant également une pensée personnelle à Doni. Mais j’aimerais faire davantage, peut-être entrer en contact moi aussi avec le Monde des Esprits. As-tu déjà touché les parois ?

— Non. Tu peux le faire, si tu veux.

— Tiens ma torche, s’il te plaît.

Shevola prit la torche d’Ayla et la leva en même temps que la sienne pour mieux éclairer le panneau. Ayla tendit les bras et posa les mains à plat sur la paroi, non sur les gravures ou les dessins mais à côté. Une main sentit l’argile humide, l’autre la surface rugueuse du calcaire. Ayla ferma les yeux et ce fut d’abord l’argile qui fit naître en elle un fourmillement. Puis elle eut l’impression d’une sorte d’intensité émanant de la roche, sans pouvoir dire si elle était réelle ou si elle l’imaginait.

Un instant, ses pensées revinrent à l’époque où elle vivait avec le Clan, où elle s’était rendue à un de ses Rassemblements. Elle avait été chargée de préparer le breuvage destiné aux Mog-ur. Iza lui avait expliqué comment faire : elle devait mâcher longuement les racines séchées et recracher la pulpe dans l’eau d’un bol spécial, remuer ensuite avec le doigt. Elle n’était pas censée en avaler une seule goutte mais elle n’avait pas pu s’en empêcher et elle en avait ressenti les effets. Creb l’avait goûté et, le jugeant trop fort, en avait donné moins à boire à chaque Mog-ur.

Après avoir consommé du breuvage des femmes et dansé avec elles, Ayla avait remarqué qu’il restait un peu de liquide d’un blanc laiteux dans le fond du bol spécial. Comme Iza lui avait recommandé de ne pas le gaspiller, elle l’avait avalé et s’était retrouvée en train de suivre les lumières de lampes et de torches dans la galerie sinueuse d’une grotte où se réunissaient les Mog-ur. Seul Creb avait décelé sa présence. Ayla n’avait jamais compris les pensées et les images qui avaient envahi sa tête cette nuit-là mais elles lui revenaient quelquefois, et c’était exactement ce qu’elle éprouvait maintenant, en moins fort. Elle écarta les mains de la paroi et eut un frisson d’appréhension.

Les deux jeunes femmes retournèrent sur leurs pas en silence, s’arrêtèrent de nouveau devant le premier renne et le signe qui l’accompagnait. Ayla découvrit des lignes courbes qu’elle n’avait pas remarquées à l’aller. Les deux acolytes repassèrent devant l’éboulis instable et parvinrent à l’endroit le plus difficile. Cette fois, Loup les précéda. Lorsqu’elles durent avancer sur les genoux et les mains – sur une seule main, en fait, puisque l’autre tenait la torche – Ayla s’aperçut que la sienne était presque entièrement consumée et elle espéra qu’elle tiendrait jusqu’au bout.

Une fois de l’autre côté, elle vit le jour pénétrant par l’entrée. Ses seins étaient lourds et gonflés. Elle n’aurait pas cru qu’elles étaient restées aussi longtemps dans la grotte, Jonayla devait commencer à avoir faim. Elles pressèrent le pas en direction du rocher où elles avaient laissé leurs sacs à dos et chacune d’elles en tira son outre. Elles avaient soif. Ayla versa de l’eau dans un bol qu’elle avait emporté pour Loup avant de boire elle-même. Puis les deux femmes remirent les sacs sur leurs dos et retournèrent au lieu appelé Camp d’Été des Trois Rochers, la Partie Ouest de la Vingt-Neuvième Caverne des Zelandonii.

Le Pays Des Grottes Sacrées
titlepage.xhtml
Auel,Jean M-[Enfants de la terre-6]Le pays des grottes sacrees(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_000.html
Auel,Jean M-[Enfants de la terre-6]Le pays des grottes sacrees(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_001.html
Auel,Jean M-[Enfants de la terre-6]Le pays des grottes sacrees(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_002.html
Auel,Jean M-[Enfants de la terre-6]Le pays des grottes sacrees(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_003.html
Auel,Jean M-[Enfants de la terre-6]Le pays des grottes sacrees(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_004.html
Auel,Jean M-[Enfants de la terre-6]Le pays des grottes sacrees(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_005.html
Auel,Jean M-[Enfants de la terre-6]Le pays des grottes sacrees(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_006.html
Auel,Jean M-[Enfants de la terre-6]Le pays des grottes sacrees(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_007.html
Auel,Jean M-[Enfants de la terre-6]Le pays des grottes sacrees(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_008.html
Auel,Jean M-[Enfants de la terre-6]Le pays des grottes sacrees(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_009.html
Auel,Jean M-[Enfants de la terre-6]Le pays des grottes sacrees(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_010.html
Auel,Jean M-[Enfants de la terre-6]Le pays des grottes sacrees(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_011.html
Auel,Jean M-[Enfants de la terre-6]Le pays des grottes sacrees(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_012.html
Auel,Jean M-[Enfants de la terre-6]Le pays des grottes sacrees(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_013.html
Auel,Jean M-[Enfants de la terre-6]Le pays des grottes sacrees(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_014.html
Auel,Jean M-[Enfants de la terre-6]Le pays des grottes sacrees(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_015.html
Auel,Jean M-[Enfants de la terre-6]Le pays des grottes sacrees(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_016.html
Auel,Jean M-[Enfants de la terre-6]Le pays des grottes sacrees(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_017.html
Auel,Jean M-[Enfants de la terre-6]Le pays des grottes sacrees(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_018.html
Auel,Jean M-[Enfants de la terre-6]Le pays des grottes sacrees(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_019.html
Auel,Jean M-[Enfants de la terre-6]Le pays des grottes sacrees(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_020.html
Auel,Jean M-[Enfants de la terre-6]Le pays des grottes sacrees(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_021.html
Auel,Jean M-[Enfants de la terre-6]Le pays des grottes sacrees(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_022.html
Auel,Jean M-[Enfants de la terre-6]Le pays des grottes sacrees(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_023.html
Auel,Jean M-[Enfants de la terre-6]Le pays des grottes sacrees(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_024.html
Auel,Jean M-[Enfants de la terre-6]Le pays des grottes sacrees(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_025.html
Auel,Jean M-[Enfants de la terre-6]Le pays des grottes sacrees(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_026.html
Auel,Jean M-[Enfants de la terre-6]Le pays des grottes sacrees(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_027.html
Auel,Jean M-[Enfants de la terre-6]Le pays des grottes sacrees(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_028.html
Auel,Jean M-[Enfants de la terre-6]Le pays des grottes sacrees(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_029.html
Auel,Jean M-[Enfants de la terre-6]Le pays des grottes sacrees(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_030.html
Auel,Jean M-[Enfants de la terre-6]Le pays des grottes sacrees(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_031.html
Auel,Jean M-[Enfants de la terre-6]Le pays des grottes sacrees(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_032.html
Auel,Jean M-[Enfants de la terre-6]Le pays des grottes sacrees(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_033.html
Auel,Jean M-[Enfants de la terre-6]Le pays des grottes sacrees(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_034.html
Auel,Jean M-[Enfants de la terre-6]Le pays des grottes sacrees(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_035.html
Auel,Jean M-[Enfants de la terre-6]Le pays des grottes sacrees(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_036.html
Auel,Jean M-[Enfants de la terre-6]Le pays des grottes sacrees(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_037.html
Auel,Jean M-[Enfants de la terre-6]Le pays des grottes sacrees(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_038.html
Auel,Jean M-[Enfants de la terre-6]Le pays des grottes sacrees(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_039.html
Auel,Jean M-[Enfants de la terre-6]Le pays des grottes sacrees(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_040.html
Auel,Jean M-[Enfants de la terre-6]Le pays des grottes sacrees(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_041.html
Auel,Jean M-[Enfants de la terre-6]Le pays des grottes sacrees(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_042.html
Auel,Jean M-[Enfants de la terre-6]Le pays des grottes sacrees(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_043.html
Auel,Jean M-[Enfants de la terre-6]Le pays des grottes sacrees(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_044.html
Auel,Jean M-[Enfants de la terre-6]Le pays des grottes sacrees(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_045.html
Auel,Jean M-[Enfants de la terre-6]Le pays des grottes sacrees(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_046.html
Auel,Jean M-[Enfants de la terre-6]Le pays des grottes sacrees(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_047.html